II
Le Nonchalant connut une traversée paisible et sans encombre jusqu’en Maribane. Il n’y eut ni grain ni sautes de vent, pas de chaude rencontre avec des récifs, des créatures marines ou des pirates. Rien que de longues journées, de brèves soirées et d’immenses couchers de soleil rouge sang.
Tessa perdit le compte des jours passés à bord – certainement plus que sept, mais sûrement moins de dix. Leur monotonie extrême les rendait difficiles à suivre : ils se ressemblaient tous. Lever à l’aube puis petit déjeuner, promenade sur le pont, déjeuner, repos sur le pont, dîner, et enfin coucher.
Parler avec Ravis était la seule chose qui rompait cette monotonie mais, depuis qu’il avait raconté sa bataille pour le domaine de son père, le mercenaire apparaissait réservé. Il avait clairement fait comprendre qu’il ne désirait pas s’étendre davantage sur son passé et s’en tenait à des conversations strictement impersonnelles. Sans se montrer précisément grossier, il restait sur son quant-à-soi. Ses récits ne traitaient plus du Drokho et les personnes qu’il mentionnait étaient de vagues connaissances ou d’anciens employés, jamais des parents ou des proches.
Sa blessure guérissait, mais lentement. La douleur le tenait éveillé tard dans la nuit, à se tourner et se retourner dans ses draps. Même après une semaine, les gestes brusques continuaient à lui arracher une grimace. La brûlure à la paume de Tessa se remettait mieux, et la croûte pela, révélant une cicatrice dure par-dessous. Tessa l’avait en horreur. Lorsqu’elle passait le doigt sur le tissu cicatriciel, elle n’avait pas l’impression de se toucher. Toute sensation l’avait quittée.
Grâce aux pouvoirs de persuasion de Ravis, on s’occupa bien d’eux tout au long du voyage. Une fois par jour au moins, le mousse frappait à la porte de leur cabine avec un plateau chargé de pain frais, de cidre chaud et de morceaux de viande. Tessa se demanda si Ravis continuait ou non à payer l’équipage ; sa bourse ne semblait pas s’alléger le moins du monde.
« Terre en vue à bâbord ! »
Tessa se retourna afin de voir qui avait crié. Ce n’était pas un matelot, mais un jeune garçon qui en imitait un ; pourtant, en suivant son regard, elle s’aperçut qu’il avait raison : la terre, mince ligne grise et brumeuse, se profilait au nord-ouest du bateau. Elle éprouva comme un picotement à l’estomac. La Maribane ! Encore un voyage qui s’achevait.
Pour gagner le gaillard d’avant, Tessa joua des coudes entre des femmes et des enfants tout excités, esquiva les matelots et resta à bonne distance des passagers mâles. Elle était à bord comme chez elle désormais, le pas ferme et assuré. Même sa longue robe ne la gênait plus, et elle grimpait les échelles et passait d’un pont à l’autre avec l’agilité d’un vieux loup de mer. Ravis se moquait d’elle parfois ; il lui disait qu’elle ne serait jamais une vraie dame de Rhaize. Ces paroles auraient pu constituer une insulte, mais Tessa avait le sentiment que ce n’était pas le cas.
Le soleil de midi cognait sur son crâne quand elle vint s’appuyer à la lisse et se pencha au-dessus de la mer. Une mouette cria dans le ciel – la première depuis des jours –, et Tessa se persuada que l’air était plus frais, moins salé, maintenant que la terre était en vue.
« Voilà un spectacle à vous chauffer les sangs. »
Reconnaissant la voix de Ravis, Tessa hocha la tête sans se retourner. « Merveilleux, n’est-ce pas ? Encore combien de temps avant de toucher au port ? »
Un rire franc et généreux éclata derrière elle. « Ce n’était pas la côte que j’admirais. »
Embarrassée, Tessa fit volte-face et s’écarta de la main courante. Elle voulut émettre un reniflement indigné mais ne parvint qu’à produire une sorte de couinement maussade. Ravis avait le chic pour la déstabiliser.
Il sourit. « Je n’avais pas l’intention de vous embarrasser.
— Oh, si. C’était précisément votre intention. » Repérant un pli sur son jupon, Tessa entreprit de le lisser avec hargne. Sa bourse teinta à sa ceinture.
« J’espère que vous n’avez rien laissé en bas ? s’inquiéta Ravis. C’est dans ces moments-là, quand les passagers sont si excités par la vue de la terre qu’ils en oublient tout bon sens, qu’ont lieu la plupart des vols. »
Toujours sous le coup de l’irritation, Tessa indiqua le sac à ses pieds. « J’ai toutes mes affaires avec moi. Quand accosterons-nous ? »
Ravis contempla la mer. « Moins vite que vous ne le pensez. Cette côte est encore loin de notre destination. Nous n’arriverons pas avant la tombée de la nuit. »
Ravis avait raison ; la lune était haute et le ciel complètement noir lorsque le Nonchalant entra au port. Le quai était illuminé par des torches et, debout à la proue du bateau, Tessa sentit leur fumée âcre lui piquer les yeux. Des barques de remorque vinrent se ranger le long de la coque, certaines si proches que Tessa se demanda par quel miracle elles évitèrent l’incident. Toutes voiles rentrées à l’exception de la grand-voile carrée, le bateau glissa dans la rade presque sans assistance.
Seule une brise modeste soufflait, mais c’était la nuit la plus froide de tout le voyage et Tessa noua son manteau autour de son cou et sur sa poitrine. Les lumières de Kilgrim étaient diffuses au regard de celles de Bay’Zell, et la ville semblait moins dense, moins structurée, avec des bâtisses disséminées dans les collines environnantes sans organisation véritable. Selon Ravis, Kilgrim n’était qu’un port étape, pas une destination à part entière – rien qu’un endroit où l’on passait avant de se rendre ailleurs.
Tessa n’avait pas vu Ravis depuis une heure. Il se trouvait probablement parmi l’équipage, en train de se renseigner sur les meilleures adresses pour se loger, manger et louer des chevaux. Il veillait toujours à ce genre de choses.
Pendant qu’elle détaillait la ville, le bateau vint se ranger à quai. Les débardeurs s’avancèrent sur le ponton, et les matelots leur jetèrent les amarres. Les hommes de Maribane avaient une voix étrange, rauque et gutturale, et proféraient d’épouvantables jurons, ne s’arrêtant que le temps de s’incliner bien bas devant les dames ou d’adresser un clin d’œil aux enfants médusés.
En quelques minutes, le bateau se transforma. Passagers, matelots, débardeurs, tout le monde s’affairait. Des vendeurs montèrent à bord et remportèrent un vif succès en proposant des tourtes chaudes ou de la bière froide à des passagers qui n’en avaient plus savouré depuis une bonne semaine.
Tessa resta en arrière de la foule. Les torches enflammées, les cris et les ombres dansantes la mettaient mal à l’aise. Cela lui rappelait la bataille au milieu des rochers. Inconsciemment, elle plaqua sa paume brûlée sur son visage. La peau était tiède contre sa joue.
« Je pensais bien vous trouver ici. »
Ces mots la firent sursauter, même si Tessa sut immédiatement qu’ils émanaient de Ravis. Il s’était changé depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu ; il avait lissé ses cheveux en arrière, et fait briller ses bottes.
« Tout va bien ? » s’enquit-il. Sans attendre de réponse, il tendit la main. « Tenez, laissez-moi prendre votre sac. »
Tessa le lui donna. Elle ne se sentait pas d’humeur à insister pour le porter elle-même.
Quand leurs mains se frôlèrent sur la toile rugueuse du sac, Ravis dit : « Il n’y a pas de quoi avoir peur, vous savez. Je ne vous quitterai pas d’une semelle. »
Tessa ne l’avait plus entendu parler aussi doucement depuis ce jour sur le pont arrière, le long de la lisse. Elle soutint son regard un moment, assez longtemps pour voir qu’il pensait ce qu’il avait dit, puis tourna les talons et s’éloigna. Elle n’aimait pas cette facilité avec laquelle il mettait le doigt sur chacune de ses émotions. Cela la faisait se sentir vulnérable.
« Venez, lui lança-t-elle par-dessus son épaule. Quittons ce bateau et rendons-nous en ville. » Jugeant son ton un peu brusque, et sachant que ses manières l’étaient, elle ajouta : « Le dernier à terre paye à l’autre un dîner et une chope de bière. »
Ravis ne répondit pas mais parvint à la battre de vitesse à l’échelle, et lorsqu’il bondit sur le pont principal, elle remarqua que ses yeux pétillaient.
Sans dire un mot, Ravis entreprit de faire ses adieux à la quasi-totalité de l’équipage. Croisant le regard de tous les matelots sur leur route, il leur adressait un hochement de tête ou une petite moue apparemment en usage chez les marins et qui se trouvait à mi-chemin du rictus et du sourire. En l’observant, Tessa sentit son regard dériver vers sa cicatrice. C’était la première fois qu’elle la remarquait depuis des jours. Étrange, songea-t-elle, à quel point elle s’y était rapidement habituée.
Ravis choisit ce moment pour se retourner et lui offrir son bras. « Vos jambes sont-elles parées pour le choc de la terre ferme ? »
Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, elle acquiesça. Ses jambes lui semblaient parfaitement normales.
Ils descendirent la passerelle ensemble. Parvenu au ponton, Ravis marqua le pas afin de la laisser poser le pied sur les planches avant lui.
Il soupira gentiment. « Il semble que le dîner soit pour moi. »
Encore une fois, Tessa fut prise au dépourvu. Elle était convaincue qu’il tenterait de gagner le pari.
« Quelqu’un pour porter vos sacs, mon seigneur ?
— Des colifichets pour la petite dame ? Des rubans ?
— Un cheval et une charrette pour vous conduire à la meilleure auberge de Kilgrim ? »
Les gens se pressaient autour d’eux. À démarcher, mendier, proposer, à tendre la main en parlant vite dans des dialectes que Tessa avait bien du mal à comprendre. Ravis les dispersa rapidement. Contrairement aux autres passagers débarqués avant eux, une seule rebuffade de sa part suffisait à ce qu’on le laisse tranquille.
La fumée des torches était si épaisse que Tessa avait les larmes aux yeux et des particules de cendres dans la bouche et la gorge. Alors qu’ils remontaient vers le quai, ses jambes se mirent à la faire souffrir. Ses os lui semblaient peser une tonne, et chaque fois que son talon entrait en contact avec les planches, elle sentait un choc remonter à travers ses chevilles jusqu’à ses genoux.
« Le mal de terre, expliqua Ravis, en glissant une main sous son bras afin de la soutenir. Cela arrive aux meilleurs après une longue traversée comme celle que nous venons d’effectuer. Les os s’habituent au mouvement de balancier du bateau ; mais la terre ferme ne se balance pas, elle porte sans broncher. » Il eut un sourire canaille. « Ce sera pire quand nous atteindrons les pavés.
— Une autre de vos considérations militaires, je présume ? » Agacée par la suffisance de Ravis, Tessa s’efforça de marcher le plus droit possible. Chacun de ses gestes semblait offrir matière à commentaire.
« Une considération mineure, oui. » Alors qu’il disait cela, Ravis relâcha le bras de Tessa et s’immobilisa brusquement, fixant les gens qui attendaient sur le quai.
Relevant la tête, Tessa suivit son regard à travers la fumée, les ombres mouvantes et la flamme claire des torches jusqu’à une silhouette encapuchonnée vêtue de noir. Sous ses yeux, la personne releva les mains vers son capuchon et le repoussa. Tessa retint son souffle. C’était une femme aux yeux violets et à la splendide chevelure noire. Un murmure passa dans la foule tandis que tout le monde se retournait pour la dévisager. Elle était d'une beauté saisissante. La lueur des torches, qui conférait à tous les autres visages un aspect rougeaud et hagard, allumait sur sa peau de légers reflets dorés.
Vivement, Tessa se tourna vers Ravis. Il avait la dent sur sa cicatrice. Oubliant son bras, il se remit en marche ; Tessa n’eut pas d’autre choix que de le suivre. La foule s’écarta devant lui, dégageant le passage vers la femme debout sur la volée de marches menant au quai. Inspirant profondément plusieurs fois de suite pour se calmer, Tessa inhala un fort parfum de violette.
À l’approche de Ravis, les yeux de l’inconnue s’assombrirent et ses lèvres s’incurvèrent presque imperceptiblement. Tessa, qui se sentait subitement sale et très ordinaire, ramena ses cheveux en arrière et lissa sa robe. La femme aux yeux violets laissa le vent gonfler sa chevelure. Ses boucles scintillantes encadraient un visage en forme de cœur et une peau sans défaut. Quand le vent tourna à l’est, son manteau s’entrouvrit pour révéler une robe de dentelle écarlate par-dessous.
Sans un regard pour Tessa, l’inconnue demeura immobile jusqu’à ce que Ravis s’arrête face à elle. « Il faut que nous parlions », dit-elle d’une voix rauque. Elle pivota sans attendre de réponse, grimpa les marches et s’éloigna le long du quai. Ravis s’élança sur ses talons.
Tessa resta sur la première marche, à les observer. Ils avaient les mêmes cheveux bruns, les mêmes gestes rapides et fluides. Un bref instant, elle eut l’impression de contempler deux personnes formées d’une même substance. Puis Ravis se retourna. Son expression était tendue en cherchant Tessa des yeux dans la foule ; quand leurs regards se croisèrent, il se détendit légèrement et lui fit signe de les suivre d’un bref coup de menton. La femme aux yeux violets surprit son manège mais n’en montra rien.
Elle les entraîna au bout du quai jusque dans la ville. Les rues humides et graisseuses étaient encombrées de chevaux, de litières, de carrioles et d’ânes. Quand un gamin poussant une charrette de pommes s’approcha un peu trop près, Ravis saisit l’inconnue par le coude pour l’attirer hors du chemin. Tessa fit mine de ne pas voir la main du mercenaire s’attarder sur le bras de la jeune femme. Traversant un carrefour animé, leur guide les conduisit par une succession de tours et de détours puis, au sommet d’un petit escalier devant une façade en grès, dans la lumière et la chaleur d’une auberge.
Ils pénétrèrent dans une salle dominée par une cheminée assez vaste pour y mettre son cheval à l’attache. Des broches passaient d’un bout à l’autre du foyer, chargées de poulets rôtis, d’oignons et de quartiers de viande. Le grésillement de la graisse sur les braises rivalisait avec le vacarme des rires et des chants. L’air était voilé de fumée, d’odeurs et de vapeurs d’alcool. Hommes et femmes étaient assis en groupes compacts, les joues enflammées par la boisson, les mains pleines de jetons, de chopes de bière, de pièces et de bourses à cordon.
À l’instant où leur groupe se présenta sur le seuil, un petit homme planté devant une rangée de tonnelets de bière se fraya un chemin dans leur direction. Se frottant les mains dans son tablier, pour en essuyer la crasse ou bien la sueur, il s’inclina profondément devant la femme aux yeux violets. « Ma dame d’Arazzo, vous êtes de retour. Par ici, je vous prie. Quelle vilaine nuit pour sortir ! Vous devez être glacée et mourir de soif. J’ai chargé Mulch de faire rôtir une couple de bons faisans et pris la liberté de mettre une cruche de berriac à tiédir près du feu. »
Ignorant complètement l’aubergiste, la femme aux yeux violets se tourna vers Ravis. « J’ai à vous entretenir en privé. » Bien qu’elle n’ait pas eu un regard vers elle en disant cela, Tessa reçut ses paroles comme un soufflet au visage.
Le petit homme au tablier partit vers une porte qui ouvrait sur une petite pièce, faiblement éclairée. De là où elle se tenait, Tessa n’eut qu’un bref aperçu du mobilier luxueux à l’intérieur : boiseries foncées, soie cramoisie et lanternes coiffées d’argent.
Ravis se pencha vers Tessa. « Asseyez-vous ici, ordonna-t-il en l’escortant vers une table au centre de la salle. Et n’en bougez pas jusqu’à ce que je vous appelle. Je vais demander à l’aubergiste de vous apporter à boire et à manger. »
Tessa cligna des yeux. Plusieurs répliques lui vinrent à l’esprit, mais en fin de compte, elle se contenta d’acquiescer. Le visage de Ravis était sombre et impénétrable, sa voix sévère.
« Quant à toi, dit-il en pivotant vers l’aubergiste, témoigne la même courtoisie envers mon amie qu’envers la dame d’Arazzo. Veille à ce qu’elle reçoive les mêmes faisans rôtis et le même berriac tiédi au feu. Et fais savoir à tous qu’on la laisse tranquille. Quiconque s’en approchera suffisamment pour lui faire de l’ombre aura affaire à moi. » Ravis souligna son propos en repoussant son manteau afin de dévoiler sa dague. Ceux qui l’observaient depuis les alcôves et les recoins de la salle se trouvèrent subitement une raison de regarder ailleurs.
Avec un dernier coup d’œil à Tessa, Ravis se laissa conduire dans le salon privé.
Tessa le suivit des yeux. La dame d’Arazzo le laissa entrer le premier puis posa une main pâle, sans le moindre bijou, sur la porte afin de la tirer derrière eux. Mais Ravis lui glissa quelques mots et, un instant plus tard, la main retombait du battant sans le refermer. Ils s’enfoncèrent tous les deux dans la pièce et Tessa plissa les yeux pour essayer d’en voir plus ; hélas, l’éclairage faiblit à mesure que la femme mouchait les lampes à huile une à une, et bientôt Tessa ne distinguait plus que des ombres.
« Tenez, ma dame. Un faisan et du berriac. » L’aubergiste fit sursauter Tessa en déposant un plateau sur sa table. « Mulch a retiré les os, et je me suis permis d'ôter la farce moi-même. Je sais à quel point les dames détestent se tacher le bout des manches. » L’aubergiste parlait d’un ton affable, mais son regard demeurait braqué sur la pénombre de la pièce privée.
Tessa acquiesça. Elle se sentait mal, subitement. Tâchant de se convaincre que cela venait de l’odeur du faisan, de sa longue journée et de la fumée des chandelles, elle laissa s’éloigner l’aubergiste. Un instant plus tard, avec un petit soupir, elle le rappelait. Ce n’étaient pas les odeurs qui la dérangeaient, mais bien autre chose.
L’aubergiste revint promptement, en s’essuyant les mains dans son tablier comme s’il avait trouvé moyen de les salir pendant sa brève absence. Il se pencha vers elle. « Oui, ma dame ?
— Qui est cette dame dans le salon privé ? s’enquit Tessa, furieuse contre elle-même de poser la question mais incapable de s’en empêcher.
— Violante d’Arazzo, répondit l’aubergiste, visiblement ravi d’être interrogé. La plus célèbre beauté de Mizerico. La fille bâtarde du lecteur. »
La gorge nouée, Tessa le congédia d’un geste. Mizerico ; c’était la destination de Ravis le jour où elle l’avait rencontré.
« Quelle raison vous a conduite ici, Violante ? » Ravis jeta un coup d’œil dans la salle principale en disant cela. Il n’apercevait qu’un coin de la table de Tessa. Bien que l’aubergiste lui ait apporté un plateau quelques minutes plus tôt, Tessa n’avait pas touché à sa nourriture.
Violante d’Arazzo traversa la pièce, pour s’arrêter directement devant la porte partiellement close. Un froissement de soie accompagnait chacun de ses gestes. « Je suis venue vous mettre en garde », dit-elle, manipulant de ses doigts pâles les attaches de son manteau. D’un haussement d’épaules, elle fit glisser l’habit par terre, dévoilant son corps habillé de dentelle. « Votre frère a l’intention de vous tuer.
— Apprenez-moi quelque chose que je ne sais pas, Violante. » Ravis tourna la tête, reportant son attention sur la cruche de berriac auprès du feu. Même après tout ce temps, la beauté de Violante d’Arazzo continuait à le troubler.
« Malray sait que vous avez quitté le Rhaize. Il sait aussi que vous êtes ici, à Kilgrim.
— Et comment l’a-t-il appris ?
— Quelle importance ? » Les lèvres de Violante étaient si parfaites qu’elles avaient servi de modèles pour tous les portraits féminins exécutés en Istanie au cours des cinq dernières années. « Faites-moi les lèvres plus charnues, plus incurvées, imploraient les belles dames de la cour auprès de leurs peintres, comme celles de Violante d’Arazzo. » Certaines allaient jusqu’à se faire gifler par leur suivante avant les bals ou les banquets, rien que pour conférer à leurs lèvres cette même rondeur voluptueuse.
C’était son sang de paysanne, se plaisaient à souligner perfidement ces dames, qui donnait tout son charme à Violante. Ses traits délicats et ses yeux violets ne seraient rien sans ces grosses lèvres de fille de ferme.
Ravis se passa la main dans les cheveux. « Dites-moi la vérité, Violante. »
L’expression de Violante se modifia insensiblement. Ravis crut voir sa lèvre inférieure trembler, mais alors elle se recula dans l’ombre du mur opposé et il n’en fut plus certain. « Malray se trouvait chez moi le jour où vos deux éclaireurs istaniens sont venus apporter votre message. J’ai tenté de le lui cacher, mais il a deviné de qui il venait. » Violante prit une courte inspiration. « Il me l’a pris de force, l’a lu, a trouvé le passage où vous mentionniez vos projets de voyage, puis s’est rué hors de la maison. Il n’a même pas pris le temps d’attraper son manteau. »
Pendant toute la tirade de Violante, Ravis surveillait la table de Tessa à travers la porte. Un homme fit mine de s’en approcher, mais l’aubergiste l’intercepta, tenant un plateau chargé d’une demi-douzaine de chopes moussues. Après un bref échange de mots et de bière, l’homme fit demi-tour. Ravis se détendit un peu et reporta son attention sur Violante.
Dans cette pièce exiguë à l’éclairage tamisé, avec ses murs rouges et ses coussins de soie cramoisie sur lesquels, supposait Ravis, se vautraient d’ordinaire des prostituées et leurs clients fortunés, Violante ressemblait à une créature issue d’un autre monde. Si la pièce et le mobilier prenaient des teintes cerise ou vermillon à bon marché, la robe en dentelle de Violante paraissait teinte dans la poudre de rubis, le grand vin distillé et l’extrait de sang.
Lui demander ce que Malray faisait chez elle n’en valait pas la peine. Ravis connaissait suffisamment Violante pour le deviner. Restée seule à Mizerico pendant près d’une année pendant qu’il achevait sa mission auprès d’Izgard de Garizon, elle avait sans nul doute mis d’autres hommes dans son lit. Que l’un d’entre eux soit son propre frère n’avait rien d’étonnant. Une femme qui intéressait Ravis ne manquait jamais de capter l’intérêt de son frère également.
« À combien de temps cela remonte-t-il ? » s’enquit Ravis. Violante secoua la tête dans une cascade de boucles brunes. « Six ou sept jours. Malray a dépêché ses assassins le soir même ; le lendemain matin, j’embarquais à bord d’un quatre-mâts istanien. »
Cela expliquait comment Violante avait pu précéder les tueurs. Il n’y avait pas de meilleurs navires que ceux qui sortaient des chantiers istaniens. Leur proue incurvée était si fine qu’elle tranchait littéralement les vagues.
Ravis leur servit deux coupes de berriac et demanda : « Quand devraient arriver les hommes de Malray, selon vous ?
— Si j’en crois le capitaine du trois-mâts, nous avons dépassé un canot drokho avant-hier soir, donc cette nuit peut-être, ou demain matin au plus tard. » Ravis jeta un coup d’œil dans la salle. « Pourquoi Malray vous hait-il à ce point ? voulut savoir Violante, ramenant son attention sur lui. Il avait la richesse, les terres, le titre. Que lui avez-vous pris ? »
Pour la première fois depuis leurs retrouvailles sur le quai, Ravis adressa un sourire à Violante. Ce fut un sourire sans joie, et elle le savait, car elle détourna rapidement les yeux. Notant la discrète rougeur de ses joues et la manière dont ses doigts tordaient l’étoffe de sa robe, Ravis se demanda pourquoi elle était venue. Violante d’Arazzo était suffisamment belle pour s’offrir quiconque elle désirait. Même les hommes de la plus haute noblesse perdaient toute contenance sous la froideur de son regard violet au moment de lui présenter leurs dons extravagants – terres, or, bijoux de famille. En observant son cou et ses poignets dépourvus de joyaux, Ravis secoua doucement la tête. Violante avait beau avoir reçu une fortune en bijoux, elle n’en portait jamais aucun. Elle n’en avait pas besoin.
Ravis traversa la pièce et lui tendit une coupe de berriac. « Qu’est-ce qui vous fait penser que j’aurais pris quelque chose à Malray ? » Il avait essayé d’adopter un ton badin, mais sans succès.
« Parce que j’ai vu son expression lorsque les éclaireurs sont arrivés avec votre lettre. J’ai lu la haine dans ses yeux. »
Fermant les paupières, Ravis mordilla sa cicatrice. Sept ans avaient passé depuis son dernier contact avec son frère, et cependant, il sentait encore la malveillance de Malray peser sur lui comme une éclisse sur un os.
« Que lui avez-vous pris, Ravis ? insista Violante d’une voix sourde. Était-ce une femme ? »
Ravis se détourna. Dans la salle, il voyait Tessa s’agiter sur sa chaise. Elle avait remonté ses manches et s’apprêtait à attaquer sa nourriture. Un rapide tour d’horizon lui permit de vérifier que personne ne s’intéressait particulièrement à elle. Il aurait voulu la rejoindre néanmoins.
En revenant à Violante, il surprit son regard posé sur lui. Prise au dépourvu, elle paraissait jeune et manquant d’assurance. Ravis se frotta le visage. Violante avait voyagé depuis Mizerico afin de le mettre en garde contre Malray, malgré qu’elle sache qu’on ne voulait plus d’elle. La lettre que lui avait adressée Ravis constituait un adieu. À un certain point au cours des six dernières semaines, il avait pris conscience d’avoir pris à tort son envie de quitter Bay’Zell pour un désir de la revoir.
Subitement très las, Ravis dit : « Quelle différence cela fait-il ? Le passé est mort et enterré. » Mais en relevant la tête vers Violante, en lisant la question qui brûlait dans ses yeux, il capitula avec un soupir. « Malray s’était fiancé à une jeune femme autrefois – il y a quatorze ans, lorsqu’il entra en possession du domaine. Quand je l’appris, je ne pus m’empêcher de bouillir. Cette idée me rongeait. Malray possédait les terres, la richesse. Fallait-il également qu’il ait une épouse ? Dès que je sus qui était la fille, j’entrepris de la courtiser et de m’en faire aimer, moi, plutôt que lui. » Ravis secoua la tête, rit froidement. « Ce ne fut pas difficile. Je lui racontai mon différend avec Malray, en endossant le plus mauvais rôle... les femmes ont toujours un faible pour les mauvais garçons.
« Un mois plus tard, nous nous enfuîmes dans l’est pour nous unir. Malray était humilié publiquement. Il avait organisé un mariage grandiose, invité des souverains, des ducs, des duchesses. Il avait même fait en sorte que la cérémonie se déroule au palais du Lige, à Rhiga. Alors, devoir annoncer à tout le monde que les épousailles étaient annulées parce que sa promise s’était enfuie avec son propre frère...
— Il a mal pris la chose ? »
Ravis se racla la gorge. « Si mal que, lorsque je revins finalement en Drokho sept ans plus tard, l’un de ses hommes m’accueillit à la pointe du couteau. »
Le regard de Violante tomba de ses yeux à sa cicatrice à la lèvre.
Ravis acquiesça. « Une demi-seconde plus tard, ç’aurait été ma gorge. »
Effleurant ses propres lèvres parfaites, Violante demanda : « Comment se fait-il que personne n’en dise jamais rien ?
— Malray comme le frère de la jeune femme avaient tous deux intérêt à étouffer l’affaire. Personne ne gagna rien dans cette histoire. Personne.
— Et la jeune femme ? » Violante acheva sa coupe de berriac. « Que devint-elle ? »
Les dents de Ravis trouvèrent de nouveau sa cicatrice. Elle lui faisait l’impression d’un filament froid dans sa bouche. « Elle mourut deux ans après notre mariage. Elle n’était pas faite pour le genre de vie que je menais dans l’est. J’étais devenu un mercenaire, toujours dans un camp ou un autre, livrant les campagnes d’hiver dans l’est et les campagnes d’été dans le sud, déménageant d’une tranchée puante à la suivante. Au bout de quelques mois, elle contracta l'hura aya, la fièvre des marais. Elle mit plus d’un an à mourir. Elle avait perdu la vue dans le dernier mois. " Ravis, me disait-elle, j’ai peur. Serrez-moi. Dites-moi ce que vous voyez..."
— Assez ! s’écria Violante d’une voix coupante. Il suffit. » Leurs regards se croisèrent. Les yeux de Violante étincelaient. Ses joues flamboyaient. Au bout d’un moment, elle détourna la tête.
« Ma dame. Seigneur. » L’aubergiste entra dans la pièce, portant un plateau d’argent chargé de nourriture ainsi qu’une deuxième cruche de berriac. « Je vais poser cela près du feu, pour éviter que cela ne refroidisse. »
Ni Ravis ni Violante ne lui accordèrent la moindre attention. Ils continuèrent à s’affronter du regard tandis qu’il disposait les plats salés, les napperons de soie et les petites coupelles en argent pour y cracher les morceaux de nerfs.
« Qui était cette jeune femme ? demanda Violante à l’instant où l’aubergiste fut parti. Malray n’est pas homme à se marier par amour. Elle devait être de haute naissance. Une héritière, peut-être ? » En dépit de ses efforts, Violante ne put contenir une certaine amertume. Bâtarde elle-même, elle se voyait fêtée par une société qui ne l’admettait pas complètement. Les nobles qui la poursuivaient de leurs assiduités avaient rarement le mariage à l’esprit.
Ravis eut un geste négligent de la main. « Une simple fille de Veizach.
— Une simple fille de Veizach ? Que le Lige avait offert de marier dans son propre palais ? » Violante secoua la tête. « Je ne crois pas, Ravis de Burano. »
Se tournant vers le feu, Ravis prit une grande inspiration. Le passé était mort depuis longtemps. Pourquoi lui faisait-il encore aussi mal ? Après un long moment, il lâcha le nom de son épouse. « Lara d’Alberach. »
Violante étouffa un hoquet de surprise. « La sœur d’Izgard ? »
Ravis acquiesça face au feu.
« Et pourtant, vous avez passé trois ans à travailler pour lui. Comment a-t-il...
— Parce qu’il avait besoin de mes services. Voilà le genre d’homme qu’il est. »
Alors que Ravis disait est, des éclats de voix s’élevèrent dans la salle. Un objet en bois, une chaise ou une table, se renversa par terre. La porte était fermée – l’aubergiste avait dû la tirer derrière lui en partant. Se maudissant pour n’avoir pas vérifié plus tôt, il s’élança à travers la pièce, posant une main sur sa dague et une autre sur la poignée de la porte.
La porte s’ouvrit à la volée. Tessa se trouvait assise exactement à la place qu’il lui avait assignée, mais deux hommes se dressaient au-dessus d’elle. L’un d’eux avait une main sur son épaule. D’un seul coup d’œil, Ravis embrassa leurs cheveux bruns et leurs manteaux rouge sang avec le fermoir carré à la gorge. Les hommes de Malray. Deux autres plaquaient l’aubergiste contre le mur, deux autres encore gardaient l’entrée.
Les six se figèrent en voyant Ravis apparaître sur le seuil.
Dans son dos, Ravis entendit s’avancer Violante. « Restez où vous êtes, Violante », siffla-t-il. Puis, jetant un regard circulaire aux six hommes de Malray avant de ramener les yeux sur Tessa, il déclara : « Messieurs, messieurs. Vous me décevez, je l’avoue. J’espérais que vous aviez fait tout ce chemin pour moi, et non pour une quelconque catin des quais à deux sous de cuivre. » Là-dessus il s’élança dans la salle vers le fond de l’auberge, loin de Tessa et de l’entrée.
« Fuyez ! cria-t-il à pleine voix en se propulsant vers l’endroit où les deux hommes maintenaient l’aubergiste. Fuyez ! » Ces mots s’adressaient à Tessa, et uniquement à elle, mais Ravis se réjouit de constater que tous les clients de l’auberge – chaque vieillard en train de siroter sa bière d’orge, chaque marin ivre avec la main dans le corsage d’une fille, chaque servante occupée à s’enivrer tranquillement – choisirent ce moment précis pour suivre son conseil et se ruer vers la sortie. Les gens se poussaient du coude en criant, et en regardant par-dessus son épaule, Ravis ne vit plus Tessa ni sa table au milieu de la bousculade. Se disant que c’était probablement pour le mieux, il tourna toute son attention vers les deux hommes en manteau rouge près du mur.
Sans la moindre finesse, il écrasa son coude dans le visage du premier. L’homme était jeune, le teint olivâtre, et son haut col en soie fut rapidement trempé de sang. Causant délibérément le plus de dégâts possible, Ravis s’arrêta pour renverser un cadre en bois soutenant une demi-douzaine de tonnelets de bière en position inclinée de manière à laisser retomber la lie. Tandis que les tonnelets roulaient sur le dallage, il grimpa sur le cadre et se hissa au-dessus de la foule, bien en vue des six hommes de Malray. Il voulait qu’ils s’en prennent à lui, et non à Tessa.
Aussitôt, Ravis sentit une lame s’enfoncer dans son dos. Rejetant les épaules en arrière, il fit volte-face et abattit son avant-bras sur le poignet de son assaillant. L’arme, une épée courte ornée de filigranes d’argent, échappa à celui qui la tenait et tomba au sol. L’homme plongea la main à l’intérieur de son manteau, sans doute pour en sortir une deuxième arme. Ravis huma brièvement son odeur. Comme tous les soldats, il sentait la sueur, l’huile de lin et la poussière. Pourtant, il dégageait également autre chose ; un léger relent de hautes herbes et de foin. Alors même qu’il reconnaissait l’odeur de Burano et de son foyer, Ravis lui enfonça sa propre dague dans le flanc. Le manteau rouge, la tunique de laine et la cotte de mailles à larges boucles s’enfoncèrent profondément dans la plaie. Écœuré, Ravis repoussa l’homme et pivota pour affronter son prochain adversaire.
Il combattit sauvagement après cela. Il frappait de toutes ses forces, à briser des os et fendre des chairs, en se déchirant les phalanges dans sa fureur. Toujours en s’éloignant de la porte et de l’endroit où il avait aperçu Tessa pour la dernière fois. Il jeta bas les tapisseries jaunies par la fumée, les râteliers à épices, les crocs à viande, et fit même sauter les broches hors du feu à coups de pied, afin de gagner du temps pour Tessa. Les hommes de Malray ne savaient peut-être pas qu’elle était avec lui, mais il ne voulait pas prendre de risque. Quatorze ans plus tôt il s’était enfui avec la promise de Malray, et ce dernier l’en tenait encore pour responsable. Ravis se mordit la cicatrice : lui-même s’en voulait encore.
Trois de ses agresseurs étaient hors de combat : l’un mort, un deuxième trop occupé à étancher le sang qui coulait de sa blessure pour se soucier d’autre chose et le dernier au sol, parmi les tonnelets de bière, à se tenir le bas-ventre en geignant. Celui dont il avait cassé le nez au tout début se montrait plus enragé que jamais et, en dépit du flot continu de sang et de mucus qui coulait de son nez dans sa bouche, avait réussi à acculer Ravis dans un coin. Armé d’un fauchon en forme de hachoir à la garde abîmée par la pluie, Nez en Sang demeurait suffisamment lucide pour ne pas s’approcher trop près en attendant que ses deux compagnons encore valides se joignent à lui.
La grand-salle de l’auberge était presque déserte désormais à l’exception de l’aubergiste, recroquevillé dans l’ombre derrière les soufflets, et d’un vieillard dans une alcôve près de la porte, apparemment évanoui – sous l’effet du choc ou de l’ivresse.
Voyant les trois derniers hommes de Malray se placer en demi-cercle autour de lui, Ravis jeta un coup d’œil de part et d’autre, à la recherche de n’importe quoi à leur jeter à la figure. Rien. Il était cerné, sans même une louche à portée de main. Il s’efforça vainement de croiser le regard de l’aubergiste – il ne lui fallait qu’une petite diversion pour détourner l’attention de ses assaillants ; ce dernier semblait trop absorbé par les taches de graisse sur ses bottes pour relever la tête.
En se déplaçant légèrement sur la gauche, Ravis prit conscience d’une raideur qui lui prenait les côtes : la blessure reçue au cours de la bataille contre les harras. Baissant légèrement son bras armé pour diminuer la tension des muscles, il dévisagea ses adversaires. Leur expression était dure, concentrée. Tous trois se méfiaient de lui – cela se voyait aux regards qu’ils échangeaient – mais ils savaient posséder l’avantage. Lentement, Ravis tendit la main derrière lui pour mesurer la distance qui le séparait du mur. Ces rencontres récentes avec les harras l’avaient rendu imprudent ; il avait oublié que les hommes n’avaient pas besoin d’être des monstres pour se révéler dangereux.
Le sang qui coulait de ses phalanges lui poissa les doigts quand il ramena sa dague contre sa poitrine. Dos au mur, il reprit son souffle une fraction de seconde pour laisser avancer les hommes de Malray puis, d’une brusque détente, bondit à leur rencontre.
Ce n’était pas grand-chose en fait de stratégie, mais cela lui procura un léger effet de surprise en obligeant les trois hommes à adopter une posture défensive. Ravis était déjà en train de calculer ce qu’il pouvait se permettre de perdre. Ce n’était pas un combat dont il réchapperait indemne.
Une douleur lui vrilla l’oreille quand la lame de Nez en Sang trouva son lobe. Un sang chaud gicla sur sa nuque et ses épaules. Des taches noires mouchetèrent sa vision tandis qu’un deuxième homme le cognait sur l’arrière du crâne avec un objet dur. Ravis mordit sa cicatrice, ravalant la souffrance, la nausée et le vertige. Dardant sa lame dans le fouillis de bras et d’armes qui s’efforçaient de l’attendre, il rassembla son énergie pour tenter une percée jusqu’à la porte. La blessure que lui avait infligée les harras se rouvrit quand il arracha sa dague fichée dans un gantelet en cuir bouilli. La douleur lui tenailla la poitrine. Explosant le long d’anciennes lignes de fièvre, elle fusa en direction de son cœur. Ravis sentit ses forces l’abandonner.
Une lame se planta dans son épaule, une autre lui fit une estafilade à la gorge. Alors que Ravis pivotait pour se défendre contre les deux hommes qui l’attaquaient par-derrière, Nez en Sang se mit à hurler. Il se raidit d’un bloc et, un bref instant, la crispation des muscles de son torse et de ses épaules parut le grandir. Une fraction de seconde plus tard, il s’écroulait face contre terre. Ravis ne lui accorda pas un coup d’œil. Il arrivait parfois des choses étranges dans un combat, et ceux qui s’attardaient à les contempler n’en sortaient pas vivants.
Ravis empoigna le pan d’un manteau et le tira violemment vers le sol. Pendant que son propriétaire s’efforçait de desserrer les cordons qui l’étranglaient, Ravis le frappa avec sa dague. À deux reprises : une fois dans les côtes, pour les fendre, puis une seconde fois à travers le muscle, en perforant les poumons. Le souffle court, Ravis se retourna enfin vers son dernier adversaire. Il ne le vit pas tout d’abord : l’homme gisait au sol, la gorge transpercée par l’une des broches de l’établissement. Des bouts d’oignons et de peau de poulet avaient glissé contre la plaie.
« Toi, lança une voix féminine. Oui, toi. L’aubergiste. Apporte-moi une bassine d’eau chaude, des serviettes propres, un bon brandy et une poignée de racines de valériane si tu en as. »
Une telle autorité se dégageait de la voix de Violante d’Arazzo que l’aubergiste émergea immédiatement de derrière ses soufflets et partit s’exécuter, en enjambant les hommes de Malray avec à peine un frisson de dégoût, comme s’ils étaient simplement ivres et non pas morts ou mortellement blessés.
Repoussant ses cheveux poissés de sueur et de sang, Ravis se retourna face à Violante d’Arazzo. Il songea d’abord à lâcher quelque réplique sarcastique sur ses talents cachés de cuisinière, mais alors, il vit ses mains trembler en nettoyant le sang et la viande qu’elle avait sur les doigts. Un bref coup d’œil vers Nez en Sang lui apprit qu’elle l’avait poignardé avec sa propre dague avant de ramasser une broche et d’empaler le troisième homme. Ravis cracha du sang et des bouts de laine, puis pressa le poing contre sa plaie ouverte.
« Eh quoi ? Pas de remerciements, Ravis de Burano ? » Violante lâcha le torchon avec lequel elle s’essuyait les mains. « Votre amie aux cheveux rouges en aurait-elle fait autant ? »
Ravis prit une grande respiration. Il espérait que Tessa s’était réfugiée très loin, dans une autre auberge de la ville. « Merci, Violante, dit-il après un moment. Vous m’avez sauvé la vie. »
Un petit sourire triste éclaira brièvement son visage. « Mais cela ne suffit pas, n’est-ce pas ? »
Voyant la flamme qui brillait dans ses prunelles, Ravis comprit soudain pourquoi elle avait fait tout ce chemin pour venir le voir. Et il eut honte de lui.
« Venez, dit-elle en s’approchant. Il faut soigner cette coupure à l’oreille. Vous perdez beaucoup de sang. »
Ravis laissa Violante s’occuper de lui. Avec des mains douces mais des mots peu amènes, elle nettoya ses plaies, les pansa, lui administra du brandy et des racines de valériane, massa à l’huile d’amandes douces la chair gonflée qui entourait sa blessure, fit réchauffer les draps dans lesquels il s’allongea et dissipa toutes ses inquiétudes concernant les cadavres, l’état de l’auberge et la perte financière subie par l’aubergiste en prodiguant son or istanien avec générosité. Il n’entrait pas dans les habitudes de Ravis de laisser qui que ce soit se charger de son corps ou de ses problèmes, mais Violante en avait envie. Et après ce qu’elle avait fait pour lui ce soir, c’était la moindre des concessions.